Romana Riba – Rollingerová et ses inspirations azuréennes

18.07.2023

Lorsqu'il y a presque cent quarante ans, le poète et écrivain bourguignon Stéphen Liégeard publiait le livre illustré « La Côte d'Azur », il ne se doutait sûrement pas que même pour un voyageur du XXIe siècle la Côte exercerait une telle attirance. Quelqu'un visite ces contrées pour quelques jours, quelqu'un pour quelques mois. Et quelqu'un s'installe ici pour toujours… De l'atmosphère du lieu et aussi de sa force d'inspiration, nous avons parlé avec l'écrivain et l'architecte Romana Riba-Rollingerová. 

En quoi l'atmosphère de la Côte d'Azur est-elle si exceptionnelle ? Est-ce que c'est réellement, comme on dit parfois, un beau lieu pour rêver ?

J'ai atterri sur la Côte d'Azur par hasard. Mon rêve français était une localité bien différente se trouvant à 900 km plus au nord, et pas n'importe laquelle : Paris. Mais dans les magnifiques nineties à Prague, je suis tombée sur une annonce d'une jeune tchèque cherchant sa remplaçante pour le poste de fille au pair, dans un certain « Mougins » au sud de la France. J'ai vendu mes actions de la première vague de privatisation. Chez Bata sur la place Venceslas, je me suis procuré un grand sac de voyage, couleur vert-canari, terrifiante, et puis j'ai acheté  un billet de bus pour le trajet Prague – Nice avec le transporteur FTL Prostějov. Mougins se trouvant à environ 30 km de Nice.

Je suis la remplaçante coincée à Mougins. Bien qu'après mon expérience de fille au pair, je me déplaçai à Prague pour 2 ans – le temps de finir mes études, pour ensuite revenir sur la Côte, avec y compris mon sac vert. Dans une version avancée de fille au pair avec Damien, le Français. Ce couple ayant survécu jusqu'aujourd'hui.

Durant ces cent quarante ans mentionnés dans votre introduction, la Côte d'Azur se transforma considérablement. Le Festival de Cannes naquit, Brigitte Bardot et le gendarme Cruchot créèrent Saint Tropez, il y eut moins de pêcheurs et de ciel nocturne clair, il y eut plus de palmiers, plus de yachts de luxe et plus de pollution. Urbanisation sauvage, tourisme de masse et spéculation immobilière ont renforcé le trait mercantile et opulent. Il reste cependant le ciel d'azur prévalant tout au long de l'année, les goélands, figues, olives, cigales, hivers agréablement tempérés et le privilège de la mer hors saison. La montagne et la mer à portée de main. Chacun doit faire son tri. Par exemple la ferme bio communale de Mouans-Sartoux qui alimente les cantines scolaires locales me semble un phénomène bien plus remarquable que le fait que Monaco abrite proportionnellement le plus grand nombre de millionnaires dans le monde.

Cannes
Cannes
Cannes
Cannes

On peut rêver partout. Cependant un sublime horizon peut plonger l'observateur dans un mal de l'âme, en contraste à la platitude de sa vie. Le scénario boîte derrière la scène. Un décor obsolète a l'avantage, par rapport à un design puriste, d'une longue mémoire. J'aime bien, lorsque à mon travail on relève l'état des lieux d'une maison abandonnée, voire d'une ruine, capter des souvenirs suspendus dans l'air. J'imagine le dernier regard de celui qui est parti… Quand vous avez dans le sang la mélancolie et la poésie des brouillards matinaux, vous les dénichez même ici malgré l'azur et l'ensoleillement prédominant. 

Cannes
Cannes

Un proverbe français dit que « Là où on ne connaît pas l'homme, on le considère selon son allure. » J'aurais dit que c'est valable aussi pour les choses et les circonstances rencontrées. Est-ce facile (ou difficile) de devenir une Mouginoise ? Bref, quand est-ce qu'il arrive l'instant où on se dit : « Voilà c'est ici ma maison ! » ?

Je me demande comment j'aborde ce motif de la maison. Je ne crois pas me sentir comme une Mouginoise. Ou alors parfois lorsque l'on s'éloigne un peu, et que tout naturellement on devient l'avocat de notre provenance. Mais ça ne veut pas dire pour autant que je vis mal ici, ou que je m'y sens étrangère. Peut-être que la démarcation principale est réellement marquée par le baccalauréat, « l'examen de maturité », suite auquel je quittais Poděbrady pour Prague ; Dejvice – Strahov – Vinohrady – Libeň… Ma brosse à dent se déplaça au gré des opportunités, comme si déjà à cette époque j'aurais transporté ma maison dans une coquille invisible. L'enfance et les rives de l'Elbe en tant que la base de mon imaginaire patriotique, l'accent en tant que garant de mon côté tchèque, mais par ailleurs je tends vers le cosmopolitisme, bien que je ne voyage pas trop. L'exil a démantelé les contours géographiques de mon concept de maison. C'est en lien avec les gens avec lesquels je me sens en sécurité et je peux rigoler. La petite lampe et la montagne de livres de chevet, quelques tasses préférées… Radio. Ecouter la radio le soir rend familier n'importe quel local. Puis ce petit bazar ; une belle collection de boutons et les fils entremêlés dans la boîte à coudre, les « invendus » au fond du panier à linge sale – les récalcitrants qui d'une quelconque raison résistent à intégrer le cycle de lavage. Des dizaines de crayons non taillés, des sacs des chaussettes célibataires… Le chêne et les glands de la dernière et l'avant dernière année dans notre petit jardin.

Mougins
Mougins
Mougins
Mougins

Je suis domiciliée à Mougins, je travaille à Grasse, j'ai accouché de nos enfants à Cannes, je vais chercher le pain à Mouans-Sartoux, chaque Noël je le passe mentalement en Tchéquie. Hormis la France, mes amis et collègues viennent de la Tchéco-Slovaquie, Allemagne, Italie, Belgique, Alger, Mexique, Cameroun, Croatie, Roumanie, Inde… La famille de mon mari partiellement d'Andorre. Et un peu plus loin, dans la belle région de Saint-Rémy de Provence (Alpilles) vit ma petite sœur Terezka et son partenaire avec des racines espagnoles. Terezka – l'infirmière travaille à Saint Paul de Mausole – la clinique psychiatrique, lieu où se rétablissait après l'affaire « Oreille » Vincent van Gogh.

Quand, jadis, s'annonçaient les premiers chagrins d'expatriée, j'ai trouvé dans une prairie les mêmes « mauvaises » herbes comme en Tchéquie – pâquerettes, l'ivraie, pissenlits, ruban de bergère… Là, je m'étais dit « Ok, ça va aller. » Puis quelques années après le pont de mauvaises herbes arriva Internet – et ce fut une sacrée révolution qui octroya à la notion d'exil une nouvelle dimension, quasi indolore. La maison, c'est chaque instant où on peut dire : ici et maintenant je suis exactement là où il faut être.

Dans l'introduction j'ai parlé de la Côte d'Azur comme d'un lieu d'inspiration. On sait que de tels grands artistes ont créé ici comme Pablo Picasso, Jean Cocteau… Jusqu'à quelle mesure cette ambiance influença votre création littéraire, qui est basée dans l'environnement tchèque ? 

Excepté Picasso, à Mougins ont vécu ou séjourné aussi Francis Picabia, le photographe Man Ray, le poète Paul Eluard, les musiciens Jacques Brel, Charles Aznavour, Edith Piaf et bien d'autres. Il y a, certes, les qualités géographiques, la lumière, qui jouent dans l'attractivité du lieu, le genius loci, mais certainement aussi le hasard. Un premier ténor charismatique attire sa bande de copains et voilà la naissance d'une légende.

L'envie d'écrire ici sur la Tchéquie fut, entre autres, une réaction aux idées reçues que les Français avaient de la vie derrière le rideau de fer. Je suis peut-être la dernière génération à laquelle ses propres enfants ont demandé : Est-ce que dans ton enfance à toi le monde était noir et blanc ? Les photos d'enfance des générations actuelles sont majoritairement multicolores. Cependant la manière dont l'Occident aborda l'Est, et l'aborde encore, ressemble quelque part à cette interprétation enfantine. Ce qui est valable aussi pour les Tchèques eux-mêmes, lorsqu'ils appliquent le syndrome de l'Ouest envers leurs voisins plus à l'Est. Mais non, je n'associe pas mes souvenirs d'enfance tchécoslovaque à un film gris. C'était coloré et riche d'impressions, malgré la politique stupide.

Cannes
Cannes
Grasse
Grasse
Mougins
Mougins
Mouans-Sartoux
Mouans-Sartoux

On dit que le français est la langue des diplomates, des romantiques et de la bohème, on apprécie sa musicalité. Or toute personne qui a eu la chance de faire connaissance avec cette langue se lamente sur sa difficulté (mon propre cas). Avec quelle facilité avez-vous écrit votre premier livre en français ?

Difficilement. Excepté les sursauts d'élan des paragraphes pondus d'une manière neurotique. Je publie annuellement, à l'occasion du Festival du Livre de Mouans Sartoux, un petit ouvrage, le plus souvent de la poésie illustrée. Mais écrire en français tout un roman fut un vrai défi. Ça a été un long accouchement et je ne sais pas comment je me serais débrouillée sans internet. Bien que je parle français depuis longtemps maintenant, j'apprend toujours. Je ne crois pas avoir déjà conjugué un verbe au plus-que-parfait dans la vie ordinaire… Le bonus d'une telle entreprise est que d'avoir passé autant de temps avec mes personnages littéraires ça a élargi ma famille.

Exemples d'illustrations de Romana Riba Rollingerová.

Qu'est-ce qu'elle fait actuellement l'héroïne de vos livres, Anna Pichtiarova ? Quand est-ce qu'elle revient sur scène ?

Anna Pichtiarova est au bout de son vécu tchèque. Pour l'instant je veux la contenir dans la trilogie tchèque. Dans Belvédère, mon roman français, j'ai encore puisé un peu dans ma propre expérience, concrètement il s'agit du motif de l'émigration. Mais j'espère que je me suissuffisamment libérée de moi-même et je peux désormais écrire, donc partiellement vivre, d'autres histoires. Bien qu'évidemment je ne sais pas me détacher totalement de moi-même.

Quel endroit sur la Côte d'Azur lui auriez-vous conseillée en tant que le meilleur à vivre (sauf Mougins, bien sûr) ?

Alors si finalement Anina serait quand même revenue sur scène, je lui recommanderai de rester en Tchéquie, ainsi j'aurai pu bénéficier, à travers elle, d'une expérience parallèle – vivre une vie adulte là-bas et ici. Comparer ce qui se passe avec sa propre identité, lorsqu'on opte pour le virage ou alors lorsqu'on reste sur les rails. Que se passerait-il si ? Question toxique difficilement évitable. Quitter son pays est une sorte de divorce. Ce qui vaut en partie pour n'importe quel changement. Avec chaque choix, on fait la croix sur toutes les autres potentialités. Et à l'instar des divorcés, de plus de leur propre chef, un bizarre halo silencieux les entoure, une légère embarrassante indifférence. Milan Kundera étudie le motif d'exil profondément dans son roman L'ignorance. Le poids des questions jamais posées. Sincèrement, les Tchèques et la Tchéquie, voire l'histoire de l'Europe centrale, n'intéresse ici pas grand monde. Et je dirais que les Tchèques non plus ne sont pas très assoiffés d'histoires de migrants.

Ou alors différemment, si jamais Anina Pichtiarova venait quand même par ici, je l'aurais installée dans la commune de Caussols - env. 300 habitants, à 1200 m d'altitude, non loin de Mougins. Dans les Préalpes avec la mer à l'horizon. Elle serait une paysagiste avec un chien, un pied dans la civilisation, l'autre dans la nature, sous un beau ciel nocturne. Le cadre est poétique, il ne reste qu'à y trouver l'aventure. Comme souvent chaque thèse s'annonce avec son antithèse, une macabre cause criminelle me vient à l'esprit, il y a quelques années - Le Berger de Caussols… Bien, on va peut-être trouver pour Anina une autre destination. 

Mougins - vue depuis la Place des Patriotes
Mougins - vue depuis la Place des Patriotes

Vous vivez sur la Côte d'Azur depuis beaucoup d'années. Comment a-t-elle changé depuis tout ce temps ? Je pense par exemple au niveau de l'architecture mais aussi au style de vie…

Je suis arrivée pour la première fois en 1994, puis en1996 je m'y suis installée de manière permanente. Avant, par exemple, il n'y avait pas de moustiques, à la différence d'aujourd'hui. Très peu de trottoirs. Cela s'améliore mais lentement. Avec les trottoirs on crée parfois un segment de piste cyclable, cependant le vélo est ici pratiqué par des champions, le terrain étant bien dénivelé. Euros à la place de francs. Le prix d'une baguette a doublé. Les goélands s'installent même dans les localités plus éloignées de la mer. Chaque matin, le soir et la nuit, ils tournent dans le ciel en croassant et parfois cela évoque le film de Hitchcock. Mais pour l'instant j'aime ça, j'imagine vivre au bord d'un océan.

En architecture on continue à préserver la tradition, une grande partie des maisons individuelles ne s'écartent pas de la ligne néoprovençale – l'enduit à la chaux (centre-ville historique) ou la pierre mise en valeur, le pendage de toiture à 30 % au maximum, les tuiles en terre cuite, la double génoise, les volets, les fenêtres plus hautes que larges, les arcades… En même temps, bien sûr, une architecture plus contemporaine et originale fait sa place, on y trouve des réalisations remarquables. Une à noter par exemple – la médiathèque Charles Nègre à Grasse, inaugurée récemment.

La France affronte évidemment des problèmes globaux écologiques et économiques ; réchauffement, sécheresse, pollution de l'air… Le secteur du bâtiment est énergétiquement très gourmand. Les nouvelles normes sévères énergétiques imposent à l'architecture une nouvelle allure, par exemple les traditionnels volets battants ne seront plus conformes dans une nouvelle construction. Aujourd'hui il faut projeter des volets roulants automatiques… Ça chauffe entre les conservateurs et les thermiciens. La stratégie de décroissance vise à investir progressivement de moins en moins de terrains constructibles, jusqu'àaprès 2050, uniquement rénover ou reconstruire les constructions existantes. 

Foto @Ville de Mougins
Foto @Ville de Mougins

Qu'est-ce qui est à Mougins impérativement à voir – à vivre ?

Certainement Le vieux Village. Ambiance charmante, histoire, belle vue lointaine dans le paysage, galeries, restaurants, l'église Saint-Jacques-le-Majeur – c'est là où je me suis mariée dans le millénaire passé… Un lieu idéal justement pour les visiteurs, car la vie quotidienne s'éclipse tout naturellement de ces attractives localités touristiques.

Pas loin du Village se trouve Le Mas Notre-Dame-de-Vie où vécut dès 1961 Pablo Picasso jusqu'à sa mort en 1973. On raconte que Picasso aimait payer avec les chèques – sachant que pour le bénéficiaire il était de loin plus précieux de garder un chèque signé Picasso que de l'encaisser. On ne peut pas visiter Le Mas – résidence privée, mais dans son voisinage proche se trouve un lieu beau et sereine : la chapelle Notre-Dame de Vie, édifice sur les bases originelles du XIIe siècle. Puis non loin, l'Etang de Fontmerle dans le parc naturel de la Valmasque. A visiter idéalement au temps de la fleuraison des lotus, en juillet.

Je ne connais personne qui ne chercherait pas d'expériences culinaires. Je dirais qu'à Mougins il a toutes les chances de les trouver. Pourriez-vous nous confier où est votre lieu gourmand préféré ?

Depuis 2006, Mougins organise annuellement le festival gastronomique « Les Etoiles de Mougins ». Cela se passe principalement dans Le Village. Les restaurants suivent, l'ambiance du Village est vraiment pittoresque, bien qu'un dîner puisse s'avérer onéreux. Mais vous y mangez bien. Bon choix de poissons, salades et plats végétariens. Je peux conseiller par ex. Le Rendez-Vous ou La Méditerranée. Si vous allez à Grasse, essayez Le Boulevard (Bd du Jeu de Ballon), et goûtez l'aubergine parmigiana. A Nice, on aime bien La Brasserie Le Relax (15 Rue Pastorelli), et si jamais vous tombez sur un marché de ville, très probablement vous y rencontrerez le vendeur qui sort de son four ambulant la socca – une grande galette, friandise traditionnelle à base de farine de pois chiches, d'eau et d'huile d'olive, plus un peu de sel et de poivre. Je la conseille vivement. 

Mougins
Mougins
Mougins
Mougins
Mougins
Mougins

Et pour la fin une question concernant mon expression préférée « joie de vivre ». Chacun la comprend différemment, bien sûr. A quoi ressemble votre « joie de vivre » à vous ?

Vous connaissez probablement la citation de Khalil Gibran, sur la joie et la peine « ... Elles viennent ensemble et quand l'une est assise avec toi à table, souviens-toi que l'autre s'est endormie sur ton propre lit. » Ce double relief est je crois nécessaire pour réaliser que l'on est vivant. L'optimisme est une vraie force, un anxiolytique efficace, bien que rester optimiste dans toutes circonstances relève de la folie. La joie est une rencontre avec un homme bienveillant, l'empathie réciproque. Faire des choses, créer, qu'importe – dessin, texte, strudel (recette de maman) … Observer le monde et alimenter la curiosité. Je n'ai pas découvert rien de renversant, je ne peux que confirmer une sagesse – de considérer chaque jour comme un cadeau, du moins l'essayer. Sous cette optique la vieillesse se transforme en grande richesse. Et surtout l'humour, c'est sacré.



Romana Riba-Rollingerová – carte de visite :

  • Née à Městec Králové (République Tchèque), vit à Mougins, département Alpes-Maritimes (France)
  • Etudes : Les Hautes études techniques tchèques (Prague) – faculté d'Architecture, Psychographologie – Educatel Rouen (France)
  • De la création littéraire : Veškerá podobnost a jiné kotrmelce- 2001, Všechno, co svrbí, jednou svrbět přestane (2007, 2011), Ke Googlovi a zase zpátky (2019), Belvédère - En attendant le greffeur (2018)
  • Aussi l'illustratrice, principalement pour Sunset Agence Internationale ou les éditions Grada (Prague)


Préparé par: Stanislava Bezděčková

Photo: archives Romana Riba-Rollingerová, Office de tourisme de Mougins et auteur

Vous pouvez également lire l'interview en tchèque: Romana Riba-Rollingerová a její azurové inspirace