Tereza Lochmann et ses histoires gravées dans la mémoire
« Donnez-moi un musée et je le remplirai », a déclaré Pablo Picasso, qui a rendu la ville d'Antibes si célèbre. Je ne connais personne qui n'irait pas visiter le Musée Picasso en se promenant sur la Côte d'Azur. Le musée, qui se trouve dans l'ancien château Grimaldi, est célèbre non seulement pour ses innombrables trésors artistiques, mais aussi pour ses résidences. Il y a quelque temps, dans la charmante maison de la Villa Fontaine, l'artiste tchèque Tereza Lochmann y a également vécu et travaillé.
Vous avez appelé votre exposition « Graver dans la mémoire ». Qu'est-ce qui est resté gravé le plus profondément dans votre mémoire de votre séjour à Antibes?
Le titre « Graver dans la mémoire » a été proposé par le directeur du musée Jean-Louis Andral. En effet, les œuvres des artistes Frans Masereel et Ferdinand W. Wilumsen, graveurs européens du XXe siècle, font partie de l'exposition. Le titre joue donc avec les mots « graver » et « la gravure », utilisée en français pour les techniques d'estampe telles que la gravure sur bois, la linogravure, l'eau forte, la pointe sèche... Ma partie de l'exposition s'est intitulée « Voir la mer », ce qui est bien sûr liée à l'expérience immédiate d'un séjour de quatre mois sur la Côte d'Azur et son influence sur tout mon travail ici.
En même temps, ce titre propose un lien direct avec un dessin exposé, sur lequel le désir de « voir la mer » est représenté entant que le dernier voeu avant l'exécution, comme c'était pratiqué au Moyen Âge. Dans le cas de ce dessin, ce n'est, bien sûr, qu'une exécution imaginaire, ou plutôt une idée hypothétique.
Mais tout de même, se retrouver près de la mer tous les jours et s'imprégner de toute la vie qui l'entoure, avoir l'occasion de l'observer dans toutes les humeurs et toutes les couleurs, de l'intérieur comme de l'extérieur, et respirer l'air salé, entendre les cris des oiseaux de mer quotidiennement, c'est une opportunité et une expérience puissante et inoubliable.
Qu'est-ce que votre séjour à Antibes vous a apporté et est-ce qu'au contraire, il vous a enlevé ?
Il a enlevé le stress et les soucis de la vie dans la ville pendant un certain temps et il m'a apporté surtout la tranquillité d'esprit, du calme pour la création. De manière inattendue, le séjour m 'a apporté également une rencontre avec des habitants locaux très intéressants et atypiques. On m'a averti qu'il y a beaucoup de gens vaniteux et superficiels sur la Côte d'Azur, et j'ai eu la chance de connaitre le contraire. L'esprit de cette ville est caché sous la surface et vous ne le trouverez pas dans les boutiques touristiques et sur les terrasses des cafés, mais plutôt dans les vieux murs en pierre, les falaises et les fissures, dans les plantes grasses envahissants les rues, dans les couloirs sous les remparts, dans les dessins discrets sur les murs et peut-être dans les estomacs des goélands marins.
Échangeriez-vous quelquefois la vue parisienne du Louvre contre une vue antiboise sur la mer, par exemple?
Sans hésitation, immédiatement! Pour l'instant, une invitation à un yacht suffirait :)
"Si vous avez de la chance d'avoir vécu jeune homme à Paris, où que vous alliez pour le reste de votre vie, cela ne vous quitte pas, car Paris est une fête", a remarqué autrefois Ernest Hemingway. L'atmosphère de Paris vous affecte-t-elle pareillement?
Oui, Paris détient toujours cette propriété. La définition de Hemingway semble intemporelle, bien que beaucoup de choses aient changé à Paris depuis son temps. La densité d'habitation a certainement grandi, et le rythme rapide, très motivant au départ, peut vite devenir épuisant. Les différences sociales sont énormes. Paris peut être une « fête » mais il est aussi un chaos avec un espace de vie insuffisant, comme beaucoup d'autres grandes villes. Il se passe toujours quelque chose là-bas, ce qui est génial dans le milieu culturel, mais après mon arrivée à Antibes, j'ai vraiment apprécié exactement le contraire - c'est-à-dire, la valeur de fait qu'il ne se passe rien, le vide positif.
Dans quelle mesure les études à la prestigieuse École des Beaux-Arts de Paris, dont Pierre-Auguste Renoir (par exemple) était diplômé étaient exigeantes?
Je suis arrivée aux Beaux-Arts pour le Master, donc je n'étais plus une débutante et je pouvais comparer avec les écoles d'art de Prague. Pour moi les études de cet école combinait de manière équilibré l'exigence et la liberté. Les professeurs sont des artistes renommés d'approches et de disciplines très diverses. Quant à la partie théorique et technique, il y a de nombreuses cours et ateliers au choix, de l'anthropologie à la philosophie, des ateliers de travail sur le bois aux nouveaux médias. Dans l'ensemble, je pense que le but des études est de trouver son chemin dans l'art visuel. Personne ne vous pousse à quoi que ce soit, mais vous apprenez à travers des références, en découvrant et en affinant vos sources d'inspiration et vos modèles. Ces modèles, contrairement à certaines écoles de Prague, ne sont pas nécessairement les professeurs eux-mêmes. La compétitivité et la « débrouillardise », la capacité d'être indépendant, autocritique et exigeant sont également importants. Pour moi, pendant quatre années d'études prolongées, l'école a été un refuge et un défi, un lieu d'expérimentation et de maturation. J'ai eu du mal à la quitter et j'aime y retourner de temps en temps.
Votre monde de l'art, ce sont les gravures grand format, les peintures et les dessins, la gravure expérimentale, les collages, la gravure sur bois ... Laquelle de ces techniques vous est la plus proche en ce moment?
C'est toujours la gravure sur bois, mais à Antibes j'ai eu l'occasion d'essayer pour la première fois de la céramique (en argile provenant de Vallauris) et des moulages en plâtre. Je n'ai jamais pensé que je serais capable travailler en trois dimensions. Les reliefs gravés dans le bois ont donc progressivement pris un peu plus de volume. J'ai beaucoup apprécié cette expérience et j'aimerais la développer davantage. Mais la condition est d'avoir un four et un espace de travail suffisant.
Vous racontez des histoires par des moyens d'expression assez non-traditionnels - des vieilles cartes, des matériaux de la récupération, mais aussi des légendes sont projetées dans votre travail ... Qu'est-ce qui rend ces objets et histoires si inspirants pour vous?
Pour moi, tout objet, être humain ou créature vivante peut devenir une source d'inspiration, d'autant plus qu'il a un histoire vécu qui a laissé une marque visible. (D'où peut-être « la gravure dans la mémoire »). J'aime aussi attribuer de la valeur ou du nouveau sens à des choses qui passent généralement inaperçues, des rebuts, comme des morceau du papier récupérés, du bois flotté ou même un sac en plastique. Ils portent en eux-mêmes une vie qui est parfois d'autant plus visible que l'objet ou la créature est moins « digne d'attention » selon les critères sociaux classiques. Bref, ces choses, ainsi que les légendes, sont dotées d'un esprit qui ne disparaîtra pas si nous les jetons à la poubelle.
Il y a deux ans, vous avez fait à Prague une exposition intitulée « Stratégie de survie » - quelle a été la réaction des visiteurs?
Il y avait un cahier vierge, disponible aux visiteurs, dans lequel ils pouvaient écrire chacun leur réponse à la question « Quelle est votre stratégie de survie ?». Beaucoup de réponses étaient drôles et légères, peut-être étant donné que le sujet avait l'air « sérieux » sur le premier plan. Le public tchèque n'exprime pas ses émotions aussi facilement que le publique français, et tout le monde et n'est pas prêt à une certaine expressivité ni au thème "psychanalytique" intime. La plus belle réponse que j'ai reçue dans ce cahier était « Cacher l'essentiel ».
Maintenant, je vais emprunter un peu le titre de l'exposition et poser la question suivante : quelle est votre stratégie pour le futur?
Ne rien craindre, approfondir et élargir mes horizons. En France, ce qui est merveilleux, c'est l'intérêt pour l'art à travers des populations et publics divers, et aussi le soutien d'institutions privées et publiques. Il y a bien sûr beaucoup de concurrence, mais je pense qu'il y aura toujours un chemin à trouver. S'il n'y a pas d'opportunité pour une exposition plus importante ou une résidence, je peux faire des ateliers de la gravure et du dessin expérimental, m'orienter plus vers l'art « appliqué » comme par exemple la réalisation de meubles en bois gravés sur commande, et désormais aussi aider à la distribution d'une presse graphique portable de fabrication tchèque en France. Il faut réagir à la situation actuelle, ne pas laisser les choses s'échapper. Bien sûr, idéalement je cherche les occasions qui me font avancer ou découvrir des choses intéressantes.
Que signifie pour vous Ateliers Médicis, le projet "Géographes de l'imaginaire"?
Il s'agit d'un projet à travers lequel l'art et la culture devraient atteindre les enfants dans les zones défavorisées de la campagne ou périurbains. Chaque année, plus d'une centaine de jeunes artistes - artistes visuels, musiciens, cinéastes et interprètes de théâtre - participent au projet Création en Cours, parrainé par les Ateliers Médicis. Ils sont « parachutés » dans des écoles primaires sélectionnées, où ils travaillent avec les enfants sur un projet artistique pendant une année. Une part importante de ce projet est leur propre recherche et création, les enfants sont alors idéalement impliqués de manière active et créative. Grâce à cet opportunité, je me suis retrouvée dans la ville de Sainte Foy la Grande près de Bordeaux, dans un domaine agricole, principalement viticole, parmi des enfants d'origines ethniques et nationales différentes, dont la langue maternelle est souvent l'espagnol, l'arabe ou le romani.
J'ai été fasciné par la diversité et l'ambiance de ce lieu - en janvier, au milieu des vignes gelées et des maisons écaillées, j'avais l'impression d'avoir découvert un nouveau monde. De plus, le thème de mon projet est la création d'une carte d'un pays imaginaire. Je ne savais pas que j'allais me retrouver dans un pays aussi imaginaire. Et pour rajouter encore une couche, nous avons appelé notre pays par le mot tchèque, la « Tramtarie ». Malheureusement, à cause de Covid, j'ai dû interrompre le projet et l'adapter, pour qu'il puisse être partiellement réalisé à distance. Grâce à cela, j'ai découvert les bases du travail avec la vidéo. Pour les enfants, j'ai filmé des tutoriels simples. C'était des jeux et des exercices divers autour du dessin et la gravure pour faire travailler leur l'imagination. En temps normal, je n'oserais probablement pas faireune vidéo, je laisserais cela aux professionnels, ce que je ne suis certainement pas. Mais le plus beau, c'est que vous ne savez pas où l'expérience vous amène.
Quelle est la place du hasard dans votre vie et donc aussi dans votre création?
Comme un peut voir dans la question précédente, elle est apparemment essentielle. Bien que je sois une personne plutôt organisée qui a besoin de tout structurer et planifier dans la vie. Donc, sans le hasard, ma vie serait probablement très ennuyeuse. Des coïncidences malheureuses se produisent aussi, mais qui sait, elles sont probablement nécessaires pour équilibrer les forces afin permettre des coïncidences heureuses?
Et enfin, un autre mot de sagesse: « L'art doit nous saisir, il doit nous entraîner. De cette façon, l'artiste porte à la connaissance son essence passionné aux autres. » C'est le point de vue du peintre précité Pierre-Auguste Renoir, dont la maison, qui abrite aujourd'hui un musée, est située à Cagnes-sur-Mer, juste quelques pas d'Antibes. Non, je ne vous demanderai plus si vous échangeriez Paris pour ces beaux endroits . Je voudrais savoir si un concept similaire de l'art est toujours d'actualité dans un monde plein de technologies diverses d'aujourd'hui...
L'idéal des artistes aux âmes déchirés comme à la fin du 19e siècle est probablement un peu du passé, mais je pense que l'essence de la déclaration de Renoir est toujours valable. Des choses de qualité peuvent surgir dans la création conceptuelle et minimaliste, ainsi que figurative ou plus « classique ». J'ai beaucoup de chance d'être aussi bien accepté ici dans le sud, en plus, dans une institution aussi importante que le Musée Picasso, et je l'apprécie vraiment. Bien que je sois probablement nomade par nature, je me sens très proche de la Méditerranée et je voudrais y revenir le plus souvent possible.
Tereza Lochmann
- Né à Prague, vit et travaille à Paris depuis 2014
- Etudes: École Nationale Supérieure des Beaux Arts (ENSBA) à Paris, atelier de gravure Aurélie Pagès / atelier de peinture J.-M. Alberola, diplôme DNSAP 2017, Académie des Arts, Architecture et Design (UMPRUM) à Prague, diplôme BcA 2014. Stage Erasmus, École Nationale des Arts Décoratifs (ENSAD) à Paris.
- Résidence Ugnayan sa Poblacion, Manille, Philippines en 2018
- Nomination pour le Prix Emerige, Paris 2018
- Assistante de l'artiste américain d'art brut George Widener (2019)ses entretiens avec des artistes et des théoriciens de l'art brut sont publiés régulièrement dans Revolver Revue
- Représentée par la Galerie Kaléidoscope, Paris depuis 2019
Expositions:
- Individuelles: Graver dans la mémoire - Les Arcades, Antibes; Regard de Biais - La Plateforme, Rouen; Stratégie de survie - Prám, Prague; Canicula- Espace Canopy, Paris, Rain Dogs - Crown Spaces, Manille, (Philippines) Animal Militaris - Artinbox Gallery, Projet_Jazzdog, Czech Center, Paris Prague, 7 fois Jack - Espace Canopy Gallery, Paris, France, Animal militaris- Artinbox Gallery, Prague, Rencontre du 3ème type -Ggalerie Kaléidoscope, Paris
- Collectives (sélection): ROSE [S] - Galerie Kaléidoscope, Paris; Outside Our - Bourse Révelations Emerige, Paris; Felicità 2018 - Palais des Beaux-Arts, Paris; Eclosion - Espace Commines, Paris; Hollar Dnes - Maison municipale, Prague; LUBOK - Galerie Dukan, Leipzig
Préparé par: Stanislava Bezdeckova
Photo: archives de Tereza Lochmann, Adagp et Ondrej
Herskovic